« (…) Nous sommes donc un groupe de mamans dont
les bébés ont réagi à Adrigyl [colécalciférol ou vitamine D3] prescrit dès la
maternité. (…). »
Des mamans,
habitant le Sud de la France, saisissent le CTIAP car elles n’auraient pas eu
de « réponse de la part du corps
médical ». Elles ont « besoin
de soutien de personnes du monde médical et scientifique pour rechercher des
solutions pour [leurs] bébés. » Elles ont « le sentiment que [leurs] bébés ont été intoxiqués ».
Elles se posent beaucoup de questions, qui nous ont été énumérées, tout en
ayant « conscience de la difficulté
de cette affaire » : « Comment
soigner nos bébés ? Comment les aider à éliminer au mieux cette
molécule ? Est-il possible de vérifier les dosages d’Adrigyl, notamment
celui du BHT ? Que sait-on sur
le BHT ? Pourquoi le BHT est-il interdit dans certains pays comme
l’Australie, le Japon, la Roumanie ? Comment trouver les documents en
attestant ? Pourquoi le BHT est-il utilisé dans un médicament à ingérer
pour bébé alors qu’il existe d’autres solutions ? Etc. ? ».
Dans leurs
témoignages, ces mamans soulignent une régression
des effets indésirables constatés après
l’arrêt - souvent par oubli - du médicament suspect d’une part ; ces
effets indésirables reviennent dès la
reprise du traitement d’autre part. La pharmacovigilance ne pourrait rester
insensible à une telle chronologie dans la survenue des effets indésirables
notifiés.
Ces mamans
souhaitent « alerter les autorités
sanitaires ». Elles ne remettent pas en cause le principe actif
(colécalciférol ou vitamine D3) d’ADRIGYL®. Elles suspectent notamment l’un des
excipients qui composent cette spécialité pharmaceutique : le butylhydroxytoluène (BHT). Ces mamans
s’interrogent « vivement sur ses
effets sur [leurs] bébés qui présentent les mêmes symptômes ». Leur
inquiétude concerne la santé de leurs enfants à court et à long terme : « Nous nous inquiétons sur la santé à
venir de nos enfants au vu de ce que nous avons lu sur cet antioxydant »
qui est le BHT.
Le BHT est utilisé
comme antioxydant dans l’alimentation humaine et animale en tant qu’additif. Il
est également présent dans le domaine de la cosmétique et des produits de soin
et d’hygiène, dans des huiles végétales et animales et dans des savons. Il se
retrouve aussi dans des médicaments,
produits phytopharmaceutiques, parfums, cires, produits d’entretien, biocides
(désinfectants), peintures, caoutchoucs, plastifiants. Il évite l’oxydation des
matériaux pendant un stockage prolongé.
Retour de l'ADRIGYL® sur le marché français :
une nouvelle formulation
En 2007, l'ADRIGYL®
avait cessé d’être commercialisé. En 2011, il a fait son retour sur le marché
français avec deux changements : une présentation actuelle en flacon
compte-gouttes de 10 ml ; et une formulation qui ne contient plus
d’alcool.
Présence du BHT dans d’autres médicaments
Il y a lieu de
préciser que l’ADRIGYL® n’est pas le seul médicament contenant du BHT. En
effet, ce dernier fait partie de la liste des excipients composant d’autres
médicaments et notamment d’autres médicaments à base de vitamine D.
BHT : inscrit sur la liste des excipients
à effets notoires
Un excipient à
effet notoire est un excipient qui est susceptible
de générer un risque d’effets indésirables.
Selon la liste des
excipients à effet notoire, mise à jour en 2009 par l’Afssaps (agence française
de sécurité sanitaire des produits de santé ; actuellement ANSM : agence
nationale de sécurité du médicament) suite au Guideline européen de 2003, le BHT est bien un excipient à
effet notoire.
En principe, un tel
effet notoire devrait être mentionné dans
notamment le RCP (résumé des caractéristiques du produit), version VIDAL®.
L’effet notoire du BHT non mentionné dans le RCP et dans la notice patient
La liste des
excipients à effet notoire a été remise à jour par la Commission européenne (Guideline
de juillet 2003) avec des propositions de libellés pour les annexes des
autorisations de mise sur le marché (AMM) des médicaments concernés. Sur la
base de ce Guideline, l’Afssaps a élaboré un document dans le but de traduire
les libellés européens et d’intégrer lesdites propositions de libellés dans les
AMM.
Les mentions
concernant les excipients à effets notoires doivent être notées notamment dans le RCP
au niveau des rubriques « composition
qualitative et quantitative » et « mises
en garde spéciales et précautions d’emploi » ; dans l’étiquetage au niveau de la « liste des excipients » ;
et dans la notice dans la rubrique « Liste des excipients à effet
notoire ».
Un exemple est donné par la lecture du RCP, version
VIDAL®2018, d’un médicament à base, lui aussi, de vitamine D : UN-ALFA®
(alfacalcidol). La rubrique « Composition » indique : « Excipients
à effet notoire : huile de ricin, parahydroxybenzoate de méthyle
(E218) ». La rubrique « Mises en garde/précautions
d’emploi » précise : « Ce
médicament contient de l’huile de ricin et peut provoquer des troubles
digestifs (effet laxatif léger, diarrhée) ; Ce médicament contient du
parahydroxybenzoate de méthyle (E218) et peut provoquer des réactions
allergiques (éventuellement retardées). »
Mais, concernant
l’objet de la réclamation de ces mamans, le
RCP, version VIDAL®2018 et version disponible sur le site de l’ANSM (mise à
jour le 31/10/2016), d’ADRIGYL® ne mentionne aucun effet notoire du BHT.
De même, dans la notice, version
disponible sur le site de l’ANSM (mise à jour le 31/10/2016), il est même
indiqué : « Liste des excipients à effet notoire : Sans objet. »
Pourtant, le BHT
figure bien dans la liste mise à jour par l’Afssaps (actuellement ANSM) depuis
au moins 2009 :
« Excipient
12 : HYDROXYTOLUENE BUTYLE (E321)
Voie (topique) ; Seuil (Zéro) ; Information
Notice « Peut provoquer des réactions cutanées locales (par exemple :
eczéma) ou une irritation des yeux et des muqueuses. » ; etc. »
Le BHT suspecté dans l’« affaire
LÉVOTHYROX® » en cours : suspecté d’être « un perturbateur endocrinien »
Dans un document de
l’ANSM, datant du 4 octobre 2018, intitulé « Analyse de la qualité
pharmaceutique des spécialités LEVOTHYROX et EUTHYROX, comprimés
sécables », l’ANSM rappelle les « pistes »
qui « ont été évoquées, notamment
par les associations de patients, que les Laboratoires de l’ANSM se sont
employés de vérifier ». Le BHT figure parmi ces pistes.
L’ANSM soutient que
ce BHT est un « antioxydant
couramment utilisé mais suspecté d’être
un perturbateur endocrinien, bien que celui-ci ne soit pas déclaré dans
l’AMM de la nouvelle formulation » du LÉVOTHYROX®.
Le BHT : avis de l’Agence nationale de
sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES)
Dans un avis, en
date du 8 avril 2016, rendu par l’ANSES, le BHT figure parmi les six substances
évaluées en vue d’identifier leurs éventuels effets néfastes pour la santé de
l’Homme et des espèces présentes dans l’environnement, en lien avec une
perturbation endocrinienne.
Concernant les
dangers pour l’Homme, l’ANSES indique notamment que « les études prénatales et postnatales disponibles jugées peu
fiables (études anciennes, études avec une faible puissance statistique, …)
montrent des altérations du comportement
et des retards de croissance chez les rats et les souris. Le BHT traverse
la paroi placentaire et est également retrouvé dans le lait maternel, ce qui
soulève des inquiétudes sur le
développement des jeunes rats ».
L’ANSES
ajoute : « Concernant un
potentiel effet perturbateur endocrinien,
sur la base de deux études in vitro présentant des limites méthodologiques, il
apparaît que le BHT peut agir comme un
œstrogène et un anti-androgène. Il n’y a pas de données animales pour
évaluer ce mode d’action PE. Des études montrent que le BHT a une action sur la thyroïde du rat avec des modifications
hormonales de la concentration des hormones thyroïdiennes, une hyperplasie et
des tumeurs de la thyroïde. À ces modifications histologiques est associée une augmentation de la demi-vie biologique
de thyroxine mais sans modification du taux de Thyréostimuline (TSH). Il y
a donc une convergence d’éléments de preuve suggérant que le BHT peut agir sur
la thyroïde du fait d’une augmentation du catabolisme hépatique des hormones
thyroïdiennes. Néanmoins, en l’état actuel des connaissances, il n’y a aucune
preuve directe de ce mode d’action. Par ailleurs, le BHT entraine une augmentation du poids des glandes
surrénales dans différentes espèces de rat.
Les incertitudes décrites ci-dessus ont conduit le CES
(comité d’experts spécialisé) à proposer d’inscrire le BHT au CoRAP 2016
(CoRAP : Community Rolling Action Plan ; auprès de l’ECHA (Agence
européenne des produits chimiques)).
Ces observations
effectuées chez l’animal soulèvent la question de leur extrapolation à
l’Homme ; et notamment pour des expositions à de faibles niveaux de
concentration.
Le BHT sur la « liste des
vigilances » de la Directive-cadre sur l’eau
Le BHT est inclus
dans la « liste de vigilance » de la Directive-cadre sur l’eau depuis
mars 2015. Cette liste concerne des substances soumises à surveillance à
l’échelle de l’Union dans le domaine de la politique de l’eau. Elle contient 10
substances dont les informations disponibles indiquent qu’elles peuvent
présenter un risque important, au niveau de l’Union Européenne, ou via le
milieu aquatique. Mais, les données de surveillance seraient insuffisantes pour
arriver à une conclusion sur les risques réels potentiels.
Une première proposition du CTIAP :
déclaration de toute suspicion d’effets indésirables à la pharmacovigilance
Les cas des bébés,
qui nous ont été signalés par ces mamans, ont fait l’objet d’une notification,
par le CTIAP, au centre régional de pharmacovigilance (CRPV).
En France, il
existe 31 CRPV. Ils ont une compétence territoriale. Les parents des bébés concernés
sont donc invités notamment à se rapprocher de leur médecin et/ou leur pharmacien
pour que ces derniers puissent effectuer la déclaration obligatoire, légale, de
pharmacovigilance qui pèse sur eux.
Une deuxième proposition : analyse de
quelques données supplémentaires
Contrairement à ce
qui est soutenu dans notamment la conclusion d’un article publié, en 2006, dans
la Revue française d’allergologie et d’immunologie clinique sous le titre « Intolérances et allergies aux
colorants et additifs » et selon lequel :
« En 1996, le titre d’une revue générale sur
l’intolérance aux additifs évoquait la difficulté d’appréhender le sujet :
« Intolérance aux additifs alimentaires chez l’enfant : mythe ou
réalité ? » (…). En 2004, que reste-t-il de l’allergie aux additifs
alimentaires ? C’est très certainement une réalité, bien étayée chez
l’adulte, mais plus difficile à prouver en pratique courante chez l’enfant en
raison de la lourdeur des explorations à mettre en œuvre. (…)
Malgré la tendance actuelle, dans les civilisations
occidentales, du retour à la nature, pouvant déboucher au maximum sur « l’orthorexie nerveuse »,
nouveau trouble du comportement alimentaire décrit par les nutritionnistes, où
la crainte de toute contamination des aliments (colorants et conservateurs
compris) touche à la psychiatrie,
les avantages qu’apporte en termes de protection anti-infectieuse la
préservation des aliments par les additifs sont largement supérieurs aux
réactions d’intolérance. Même la récente théorie hygiéniste ne justifie pas une
alimentation sans ces substances, inoffensives en général et, pour la plupart
des sujets, sans danger. »
En 2017, l’ANSES,
elle, observe - et le CTIAP serait de cet avis – qu’« au cours des dernières décennies, diverses études scientifiques
ont mis en évidence une évolution de la fréquence de pathologies (…). La
compréhension du rôle joué par ces substances, dites « perturbateurs
endocriniens », leurs modalités d’action, comme la part attribuable de
leurs effets dans l’accroissement de ces pathologies, fait l’objet de
controverses scientifiques et sociétales. (…) Les travaux réalisés montrent, en
outre, que la sensibilité aux
perturbateurs endocriniens peut varier
selon les périodes de la vie. C’est notamment le cas de la période du développement
foeto-embryonnaire, des nourrissons et des jeunes enfants, qui présentent
une sensibilité accrue à ces substances ».
Concernant le BHT, Dans un ouvrage de référence en
pharmacovigilance (Meyler’s Side Effects of Drugs ; The International
Encyclopedia of Adverse Drug Reactions and Interactions ; Fifteenth
Edition), il est noté notamment ceci :
« (…) Immunologic :
It is impossible to decide from experimental findings in animals what the
result will be of prolonged human
exposure to low concentrations of such substances. Butylated hydroxytoluene causes
various allergies ; symptoms of hay fever and asthma have been reported.
Chewing gum should be considered as a possible cause of unexplained food allergy.
Butylated hydroxytoluene in chewing gum
caused disseminated urticarial eruption in a young woman. An adverse drug
reactions was ruled out, and the only recent dietary change had been regular
use of chewing-gum containing Butylated
hydroxytoluene. The skin lesions showed signs of vasculitis, with a
perivascular cellular infiltrate, heavy extravascular deposition of fibrinogen,
and intraendothelial deposits of IgM, C’9, C3, and C9. She stopped using the
gum and within a week the eruption had subsided. An oral provocation test
confirmed that Butylated hydroxytoluene
was responsible, the cutaneous signs returning within several hours of
rechallenge. »
D’autres publications sont disponibles. Citons
notamment un article paru en 2018 : « Estrogenic
and anti-estrogenic activity of butylparaben, butylated hydroxyanisole, butylated hydroxytoluene and propyl
gallate and their binary mixtures on two estrogen responsive cell lines
(T47D-Kbluc, MCF-7) » (J Appl Toxicol. 2018 Jul;38(7):944-957)
Une troisième proposition : l’approche
toxicologique classique devrait-elle être remise en question ?
C’est l’ANSES,
elle-même, qui ose écrire ce que certains scientifiques pensent : « Face à cette complexité, la
connaissance des effets des perturbateurs endocriniens aux niveaux de
concentration observés dans l’environnement se heurte aux limites de la toxicologie classique et des méthodes
d’évaluation des risques. La question est donc d’en développer de nouvelles, adaptées aux spécificités de ces
composés » que sont les perturbateurs endocriniens.
Il nous semble
utile d’interroger notamment le concept de « la dose » et celui de la relation
linéaire « dose-effet ». Selon son fondateur Paracelse : « Tout est poison et rien n’est sans
poison ; la dose seule fait que quelque chose n’est pas un poison »…
Ce principe ne serait, peut-être, plus aussi universel qu’il semble le
prétendre. Peut-être que des effets plus intenses pourraient s’exprimer à une
faible dose ? Et si l’effet d’un perturbateur endocrinien pouvait se
manifester à une faible dose et disparaître à une plus forte dose ? Les
études, souvent coûteuses et donc financées par des industriels, menées chez
l’animal reflèteraient-elles réellement l’exposition chronique chez l’Homme à
de faibles doses ? Les valeurs seuils fixées seraient-elles
arbitraires ? Et comment interpréter les données lorsque les personnes
sont exposées, par exemple au BHT, mais à d’autres substances chimiques en même
temps ? Faudrait-il examiner les effets des substances une par une, ou les
effets de leur combinaison : « l’effet cocktail » ? Etc.
Une quatrième proposition : intégrer les
déterminants de la santé au système de santé en adoptant une approche globale,
multidimensionnelle et interministérielle de la santé
Il nous semble donc
nécessaire de prendre en compte également les déterminants de la santé tels que
l’environnement, l’alimentation, les habitudes de vie, la culture, l’éducation,
le développement de la petite enfance, le niveau de revenu, l’emploi et les
conditions de travail, le patrimoine génétique, les services de santé et les
services sociaux, etc.
L’ANSES considère
que « la compréhension des effets
des perturbateurs endocriniens demande ainsi d’adopter une vision intégrative
en replaçant l’Homme dans son environnement, mais également de prendre en
compte l’exposition de l’individu à un mélange de substances chimiques et de
comprendre leurs interactions au sein de l’organisme humain sur le long terme,
dès la période du développement foeto-embryonnaire ».
Conclusion
Enfin, le CTIAP
poursuit ses recherches dans ce domaine des perturbateurs endocriniens.
D’autant plus que la presse a relaté, le 15 janvier 2019, la stratégie des
pouvoirs publics qui envisage de mettre les professionnels de santé en première
ligne sur ce dossier relatif aux perturbateurs endocriniens.