A
la cour d’assises, des procès se tiennent et s’achèvent. La question, elle, demeure.
Le
débat public concerne l’euthanasie. Il se focalise sur la fin de vie. Plusieurs
acteurs s’expriment sur le sujet. Mais, ladite question reste occultée.
Elle
ne relève ni de l’éthique, ni de la philosophie. Elle ne concerne ni la
religion, ni la politique. Le questionnement ne s’intéresse pas davantage à la
personnalité ou à l’état psychiatrique ou psychologique de l’auteur de l’acte. La
faille est ailleurs. Elle est tellement énorme qu’elle deviendrait silencieuse
et invisible.
Face
notamment aux juges et au ministère public, légitimement, les échanges
associent la famille, le médecin, l’infirmier, les avocats des parties, les
experts, les psychiatres, les psychologues, les politiques, etc. Mais, force
est de constater que le débat semble éprouver quelques difficultés à élargir
son angle de vue. Il se transformerait même en un ménage à plusieurs où chacun
se voit déclarer « je t’aime, moi non plus ».
En
pareilles circonstances, il y a lieu de s’interroger sur l’étonnante absence
d’un maillon essentiel. Celui qui, de façon objective, aurait pu éclairer les
zones d’ombre restées en suspens. Celui qui, au mieux, aurait pu prévenir
toutes les décisions solitaires voire clandestines ; et qui, au pire,
aurait pu réduire leur nombre. Notre raisonnement se limitera au milieu
hospitalier bien que sa transposition à certaines cliniques privées notamment serait
possible.
L’instrument
du soulagement ou de l’empoisonnement est au centre des débats, mais son
principal gardien est oublié (§ I). Ce dernier est pourtant détenteur d’un
moyen potentiellement efficace notamment contre l’euthanasie (§ II).
I- L’instrument du soulagement
ou de l’empoisonnement et son principal gardien oublié
En
fin de vie, le médicament est l’instrument du soulagement ou de l’empoisonnement
(§ A). Indisponible en libre-service, son principal gardien, curieusement
oublié, est le pharmacien (§ B).
A- Le
médicament : instrument du soulagement ou de l’empoisonnement
En
cas de suspicion d’euthanasie, le débat accorde une place significative au
médicament. Car, pour certains, ce produit constitue l’instrument du
dommage ; de l’empoisonnement. Et, pour d’autres, il est un moyen visant à
soulager la personne en fin de vie. Deux théories s’opposent. Les parties,
convoquées au débat, semblent, de façon expresse ou implicite, puiser leurs
arguments respectifs dans des domaines pouvant être qualifiés de
subjectifs : éthique, philosophie, religion, politique, psychiatrie,
psychologie, etc. Il est vrai que la douleur, elle-même, est une notion
subjective dont l’approximative évaluation se fonde sur des critères culturels
notamment.
Pourtant,
un tel affrontement n’est que la matérialisation du caractère spécifique du
médicament. Ce dernier est un produit à deux facettes inséparables qui
rappellent étrangement celles d’une pièce de monnaie. Selon l’usage, cette
substance peut faire du bien ou du mal, ou, du bien et du mal. Il est tout à la
fois remède et poison. Cette ambivalence, déjà rappelée par nos ancêtres, nous
invite au bon usage d’un tel outil.
Mais,
comment l’auteur, fusse-t-il médecin hospitalier, d’un tel acte de soulagement
ou d’empoisonnement pourrait-il se procurer aussi facilement ce médicament ?
Alors même que ce dernier est, en principe, sous la garde rapprochée du
pharmacien hospitalier.
B- Le pharmacien
hospitalier : principal gardien du médicament, mais l’oublié des débats
Dans
un centre hospitalier, le médicament n’est pas en libre-service. Il est enfermé
dans un circuit bien encadré par des normes (législatives, réglementaires,
professionnelles, etc.). Ce circuit est en réalité un double circuit :
logistique et d’information.
Les
quatre principaux acteurs de ce circuit du médicament sont le médecin - ou
autres prescripteurs habilités comme par exemple le chirurgien-dentiste et la
sage-femme -, le pharmacien, le préparateur en pharmacie, et enfin l’infirmier.
Les actes successifs de ces quatre professionnels s’enchaînent dans un ordre
bien codifié. La prescription est contrôlée par le pharmacien ; ce dernier
constitue une première barrière de
sécurité en cas d’erreur. Le préparateur en pharmacie représente un deuxième
niveau de contrôle après le pharmacien. Le troisième barrage protecteur, du
patient notamment, est l’infirmier. Autant dire, que l’infirmier ne peut
intervenir qu’après les actes du pharmacien et du préparateur en pharmacie. Il
est donc surprenant de voir le débat ignorer ces deux maillons de la chaîne en
limitant les échanges entre médecin et infirmier voire aide-soignant.
Le
pharmacien appartient à une profession médicale règlementée. Dans le domaine du
médicament, ses rapports avec le médecin sont régulés par le code de la santé
publique. Les désaccords inhérents à l’utilisation d’un médicament se règlent,
en premier lieu, entre médecin et
pharmacien ; et non entre médecin et infirmier. Le médecin reste libre
de sa prescription mais dans des limites fixées notamment par les articles R.4127-8,
R.4127-32 et R.4127-34 du code de la santé publique, et par l’article L.162-2-1
du code de la sécurité sociale dont la lecture mérite le détour.
Le
métier premier du pharmacien, lui, comporte quatre étapes cumulatives, indissociables et constitutives de
l’acte dit de « dispensation » : d’abord analyser l’ordonnance [analyses
règlementaire et pharmacologique] avant d’adresser d’éventuels avis
pharmaceutiques au prescripteur en cas d’anomalie (prescripteur non habilité à
prescrire, mentions manquantes, dose potentiellement toxique ou inefficace,
interaction – incompatibilité – entre les médicaments, contre-indication, redondances,
etc.) ; puis préparer les doses à administrer ; ensuite informer sur
le bon usage du produit ; et enfin délivrer (article R.4235-48 du code de
la santé publique). Notons que la délivrance d’un médicament n’est que la dernière
étape de la dispensation. N’évoquer que la délivrance réduit le rôle du
pharmacien à celui d’un « grossiste-répartiteur » ; à celui
qualifié par certains d’« épicier » - pas comme les autres -.
Le
pharmacien a son mot à dire. Et « lorsque
l’intérêt de la santé du patient lui paraît l’exiger, le pharmacien doit refuser de dispenser un médicament (…) »
(article R.4235-61 du code de la santé publique). La pharmacie d’un hôpital
public, appelée « pharmacie à usage intérieur » car ses principales
missions concernent les patients hospitalisés – à l’intérieur de l’hôpital -,
est « chargée de répondre aux
besoins pharmaceutiques de l’établissement où elle est créée et
notamment : d’assurer (…) la gestion, l’approvisionnement, la préparation,
le contrôle, la détention et la dispensation des médicaments (…) de mener ou de
participer à toute action d’information sur ces médicaments (…) ainsi qu’à
toute action de promotion et d’évaluation de leur bon usage, de contribuer à
leur évaluation et de concourir à la pharmacovigilance (…) et à toute action de
sécurisation du circuit du médicament (…) » (article L.5126-5 du code
de la santé publique).
Alors,
comment un médecin ou un infirmier pourrait-il, et de façon solitaire, soulager
ou empoisonner un patient en fin de vie eu égard au pouvoir de contrôle du pharmacien ? D’autant plus que ce dernier
dispose d’un moyen potentiellement efficace notamment contre l’euthanasie.
II- Un moyen potentiellement
efficace contre l’euthanasie notamment, mais un outil détourné de sa finalité
Le
pharmacien est en possession d’un moyen légal susceptible d’être efficace
contre l’euthanasie, notamment (§ A). Mais, la mise en œuvre effective de ce
verrou de sécurité semble détourner ce dernier de sa finalité (§ B).
A- « Contrôle de
l’adéquation du produit prescrit avec le patient traité » : une
obligation pour le pharmacien hospitalier
Comme
l’avait si bien rappelé un rapport de la chambre régionale des comptes en 2002,
« l’arrêté du 9 août 1991 a rendu
obligatoire la dispensation « nominative ». Le rôle propre du
pharmacien est affirmé à l’article R.5015-48 [devenu R.4235-48, cité plus
haut] du code de la santé publique :
il ne consiste pas seulement à délivrer
un produit – acte matériel -, mais aussi à analyser l’ordonnance et contrôler
l’adéquation des produits prescrits avec le patient traité – acte
intellectuel. » Tout est dit.
Cette
phrase explique ce qu’est la « dispensation à délivrance
nominative ». D’ailleurs en 2005, les pouvoirs publics avaient, à nouveau,
exigé la mise en place d’actions qui doivent porter « a minima sur les points suivants : (…) dispensation à
délivrance nominative (…) » (article 4 du décret n°2005-1023 du 24
août 2005 relatif au contrat de bon usage des médicaments et des produits et
prestations mentionné à l’article L.162-22-7 du code de la sécurité sociale).
Ils ont réagi à un véritable problème silencieux de Santé Publique : Dix-huit mille (18.000) morts par an
est le dernier chiffre publiquement affiché. Ce sont les victimes du circuit du
médicament. Ce chiffre vient confirmer les données déjà publiées, notamment par
le ministère de la santé, depuis plusieurs années. Le mésusage du médicament
génère plus de victimes que les infections nosocomiales ou les accidents de la route.
Le
médecin et l’infirmier ne peuvent donc administrer un produit sans le feu vert du pharmacien. Ce
dernier dispose d’une ordonnance mentionnant l’intégralité du traitement
prescrit. Seule l’urgence constitue une exception
à ce principe. Et pour satisfaire les besoins dans ce cas d’urgence, le
pharmacien hospitalier est autorisé à mettre dans les services de soins
certains médicaments dont la liste est établie, de façon collégiale, avec les
médecins et les infirmiers notamment. Cette liste est ainsi dénommée :
« dotation pour besoins urgents ».
Le
médecin et l’infirmier ne sont censés se servir de cette armoire de dotation, de
cette pharmacie délocalisée dans leur service, qu’en cas de besoins urgents. Et, même
dans ce cas, le médecin est tenu d’adresser, a posteriori, son ordonnance au pharmacien. Ce dernier analyse
cette prescription en s’assurant que le bon médicament, au bon dosage, sous la
bonne forme, a bien été administré au bon patient et au bon moment. Une
distorsion, même constatée a posteriori,
déclenche immédiatement un entretien avec le prescripteur, notamment. Le but
étant d’identifier les causes d’une telle entorse afin de mettre en place des
mesures correctives et préventives. Sans ce retour a posteriori de l’ordonnance, le pharmacien ne pourra renouveler le
stock de ladite armoire. La roue se bloque.
Un
tel mécanisme est susceptible de former un sérieux obstacle à des pratiques
inappropriées. Il peut constituer un frein modérateur et correcteur d’un
comportement individuel, voire collectif, déviant. Il peut être le déclencheur
d’une réunion collégiale et l’amorce d’une alerte
institutionnelle. D’autant plus que la commission
médicale d’établissement notamment, une instance collégiale (articles R.6144-1, R.6144-3, R.6144-3-1, R.6144-3-2 et
R.6144-4 du code de la santé publique), est dotée d’attributions en particulier
dans le domaine de la politique d’amélioration continue de la qualité et de la sécurité des soins, de la douleur, des soins palliatifs, de l’éthique, etc. (articles R.6144-2,
R.6144-2-1 et R.6144-2-2 du code de la santé publique).
Ce
raisonnement s’applique également dans le cas d’un empoisonnement involontaire faisant suite à une erreur
médicamenteuse fatale. Une situation où souvent l’infirmier se retrouve, seul,
sur le banc des accusés.
Or,
ce modèle légal et sécurisé aurait été détourné de sa finalité.
B- « Contrôle de
l’adéquation du produit prescrit avec le patient traité » : une
obligation méconnue à l’origine d’un désordre inexpliqué
Certains
tirent leur hôpital vers le haut en l’amenant progressivement vers une conformité
aux règles en vigueur. D’autres préfèrent contempler les conséquences de leur inertie
voire de leurs actes qui seraient délibérés et visant à maintenir un système
d’erreurs latent et dangereux pour le patient, l’infirmier, le préparateur en
pharmacie, le pharmacien, le médecin, la direction de l’hôpital, la
collectivité, l’usager potentiel…
Souvent,
dans certains hôpitaux, ladite exception,
ci-dessus décrite, aurait supplanté le
principe exigé par les normes.
Les
indicateurs du décalage seraient les faits indicateurs suivants : ladite
« dotation pour besoins urgents » devient le système général et privilégié de délivrance des
médicaments par la pharmacie d’un hôpital. L’armoire réservée à cette dotation se
transforme en une sorte de « distributeur de médicaments » accessible
à volonté. L’ordonnance médicale, répertoriant l’intégralité des médicaments
prescrits chez un patient, n’est même pas disponible. Peut-être devrions-nous dire
plutôt qu’elle n’est même pas transmise au pharmacien ; car, souvent, cette
prescription n’existe que dans le dossier du patient. Le pharmacien est comme
évincé. Ce feu rouge sanitaire est ignoré. Le « jeu » se déroule
directement entre le prescripteur et l’infirmier. Souvent, le « pharmacien-clinicien »
se trouve réduit à ce rôle de « grossiste-répartiteur ». Il délivre
les médicaments, un point c’est tout. Il le fait sans analyser les ordonnances.
La pharmacie à usage intérieur d’un hôpital public se trouve assimilée à une
« épicerie ». Celle-ci se limite à fournir les produits à partir d’un
document que l’on pourrait comparer à une « liste de courses » établie
par les services de soins. Cette « liste de courses », elle, est
souvent rédigée par une main invisible, non identifiable. Une liste qui se
contente de recopier et de synthétiser en les globalisant, non sans risque
d’erreurs, les différentes prescriptions existantes, ou non, dans les dossiers
des différents patients concernés. Pis encore, le patient hospitalisé se voit parfois
signifier, à tort, d’aller se faire dispenser son traitement par sa pharmacie
de ville (officine) ; une tâche souvent confiée à sa famille.
En
plus, dans de telles conditions, comment pourrions-nous effectuer la nécessaire
traçabilité des différentes étapes qui s’achèvent par l’administration du médicament
au patient ? Et que penser lorsqu’un tel dispositif est consacré par des
soi-disant « protocoles » approuvés par la direction
médico-administrative de l’hôpital ?
Un
tel détournement est déplorable eu égard à la nature des substances,
vénéneuses, dispensées et aux missions légales dont la pharmacie hospitalière est
investie. L’ordonnance médicale ne saurait être réduite à un simple outil de
facturation. « Patere legem quam
fecisti » - Respecte la règle que tu as faite -. C’est l’Etat de
Droit.
Finalement,
les empoisonnements volontaire et
involontaire puiseraient aux mêmes sources. Celles de l’aveuglement
démissionnaire, du mutisme ambiant et de la surdité collective. Celles qui font
jaillir une dualité d’éléments moraux.
L’euthanasie ne
saurait donc être appréhendée sous le seul angle de la fin de vie. L’hôpital, lieu
de cet acte hors la loi, a-t-il, ou non, mis en place ladite dispensation à
délivrance nominative des médicaments ? Telle est la question occultée
voire interdite.
La
répétition d’un acte prohibé serait difficile sans une permissivité de l’organisation.