dimanche 4 décembre 2016

Déclaration des « événements indésirables graves associés à des soins » (EIGAS) : commentaire suite au décret n°2016-1606 du 25 novembre 2016


Le récent décret, publié le 27 novembre 2016, est ainsi intitulé : « Décret n°2016-1606 du 25 novembre 2016 relatif à la déclaration des événements indésirables graves associés à des soins et aux structures régionales d’appui à la qualité des soins et à la sécurité des patients ». Ce décret est pris en application de l’article 161 de la loi n°2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.

Ce texte soulève plusieurs interrogations :

Un titre confus à l’origine d’un lapsus

Le titre du décret pourrait laisser penser que les « événements indésirables graves » ne sont pas uniquement associés à « des soins ». Ils seraient également associés « aux structures régionales d’appui à la qualité des soins et à la sécurité des patients ».

Le terme « associé » et lien de causalité

A priori, le choix du terme « associé » ne serait pas anodin. Il ne présumerait d’aucun lien de causalité qui pourrait « lier » l’événement indésirable grave aux soins.

Une déclaration à l’agence régionale de santé (ARS) puis à la haute autorité de santé (HAS)

Ces « événements indésirables graves associés à des soins » (EIGAS) doivent être déclarés au « directeur général » de l’agence régionale de santé (ARS) par notamment « tout professionnel de santé » ou « tout représentant légal d’établissement de santé, d’établissement ou de service médico-social ». Cette déclaration se fait en deux parties : une première sans délai ; et une seconde (complémentaire) dans les trois mois. La voie électronique est prévue.

À son tour, Le directeur général de l’ARS transmet cette déclaration à la haute autorité de santé (HAS). Cette dernière élabore un rapport annuel qui sera envoyé au ministre chargé de la santé. Ce rapport sera rendu public.

Une définition de l’EIGAS exigeant deux critères cumulatifs

Cette définition, créée par l’article R.1413-67 du code de la santé publique, exige deux critères cumulatifs pour pouvoir identifier un EIGAS :

1.  Il faut que cet EIGAS soit un événement « inattendu » ;

2.  Il faut que cet EIGAS ait les « conséquences » suivantes : « décès », « mise en jeu du pronostic vital » ; « survenue probable d’un déficit fonctionnel permanent y compris une anomalie ou une malformation congénitale ».

L’absence de l’un de ces deux critères exclurait donc l’existence d’un EIGAS.

Le terme « conséquences » retenu par la définition de l’EIGAS et lien de causalité

Un EIGAS est « un événement inattendu (…) et dont les conséquences sont le décès (…) ». Cette définition établirait-elle une présomption simple d’un lien de causalité entre l’événement inattendu et ses conséquences ?

La consécration implicite d’une routine : « pas de morts, pas d’actions » ou l’acceptation des systèmes latents d’erreurs graves

Il faudrait donc lesdites « conséquences » (décès, mise en jeu du pronostic vital, séquelles) pour pouvoir actionner le signalement voulu par ce décret. Or, un événement peut être grave sans nécessairement entraîner de telles conséquences dramatiques : par exemple, une erreur grave interceptée à temps telle que celle d’une dose toxique ou celle de l’oubli de l’administration d’un traitement. Même en l’absence de ces conséquences, l’erreur doit interroger l’organisation.

Dans les secteurs de l’aviation, de l’aérospatial, de l’aéronautique, du nucléaire, etc., il faudrait espérer qu’une erreur grave, même sans conséquence, conduit, obligatoirement et sans délai, à l’identification d’un sérieux dysfonctionnement du système et à la mise en place, de façon effective, d’actions correctives et préventives.

L’admission des mesures correctives « envisagées » : autant dire l’inertie

Dès la première page du décret, il est facilement lisible qu’après la déclaration de ces EIGAS, les mesures « correctives » simplement « envisagées » sont acceptées. Avec un tel niveau d’exigence, l’inertie risque de l’emporter.

Une définition de l’EIGAS : une quasi-copie de la définition livrée par la pharmacovigilance mais excluant les critères de l’« hospitalisation » et de la « prolongation de l’hospitalisation »

En pharmacovigilance, l’article R.5121-152 du code de la santé publique, lui, définit « l’effet indésirable grave », associé à un ou plusieurs médicaments, comme étant un effet indésirable « létal », ou susceptible de « mettre la vie en danger », ou entraînant une « invalidité ou une incapacité importantes ou durables », ou « provoquant ou prolongeant une hospitalisation », ou se manifestant par une « anomalie ou une malformation congénitale ».

Le décret semble s’inspirer de cette définition en lui ôtant simplement les deux critères de l’« hospitalisation » et de la « prolongation de l’hospitalisation ».

Une définition imprécise de l’un des éléments constitutifs de l’EIGAS : l’introduction d’un zeste de subjectivité, d’incertitude et d’arbitraire ; le témoin de l’absence d’un référentiel ad hoc

Comme développé ci-dessus, l’événement « inattendu » constitue la moitié de la définition de l’EIGAS. Or, le décret reste muet sur ce critère. Son contenu n’est pas précisé : qu’est-ce qu’un événement « inattendu » ? inattendu par qui : le directeur, le médecin, le pharmacien, le préparateur en pharmacie, l’infirmier, l’informaticien, le service du transport, le service d’entretien, le service technique, etc. ? Autant d’intervenants ne peut que générer une divergence d’interprétations. Cette imprécision témoigne de l’absence d’un référentiel adéquat.

En pharmacovigilance, ce critère d’« inattendu » est bien défini, à l’article R.5121-152 du code de la santé publique, de façon objective : « un effet indésirable dont la nature, la sévérité ou l’évolution ne correspondent pas aux informations contenues dans le résumé des caractéristiques du produit mentionné à l’article R.5121-21. » Ce résumé des caractéristiques du produit est notamment la fiche contenue dans le dictionnaire, non exhaustif, des médicaments : le VIDAL®.

Comment identifier donc un EIGAS « inattendu » ? Cette question en suspens injecte de la subjectivité lors de l’appréciation d’un tel EIGAS. Elle ouvre le champ à l’incertitude et à l’arbitraire.

L’inclusion de l’événement indésirable grave « médicamenteux » dans ce panel global de l’EIGAS : un même effet générant plusieurs déclarations ; des doublons ; confusion avec la pharmacovigilance notamment ; des interfaces à éclaircir

Comme démontré ci-dessus, les critères déclenchant une déclaration en pharmacovigilance, d’un événement indésirable grave (EIG) présumé d’origine médicamenteuse, sont donc plus précis (l’événement inattendu est défini) et couvrent un champ plus large (n’excluant pas les critères de l’hospitalisation et de sa prolongation).

Le décret génère donc des doublons dans le système d’alertes. Un professionnel de santé devrait-il passer son temps à déclarer, le même événement, dans plusieurs directions ?

Pourquoi ne pas prévoir des liens, des ponts, entre les organes chargés de recueillir telle ou telle déclaration relative aux différentes vigilances sanitaires réglementaires déjà existantes ? D’ailleurs, le décret ne méconnaît pas ces dernières puisqu’il précise dans son article R.1413-68 ceci : « sans préjudice des déclarations obligatoires prévues aux articles R.1123-38 [recherche biomédicale], R.1211-46 [article abrogé par décret n°2016-1622 du 29 novembre 2016] [Biovigilance], R.1221-49 [Hémovigilance et sécurité transfusionnelle], R.1333-109 [Rayonnements ionisants], R.1341-12 [Toxicovigilance], R.5121-161 [Pharmacovigilance], R.5212-14 [Matériovigilance], R.5222-12 [Réactovigilance] et R.6111-12 [Infections nosocomiales] ainsi que de la déclaration à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé des événements indésirables liés à un produit mentionné à l’article L.5311-1. »

Les interfaces entre ce nouveau système déclaratif, créé par ce décret, et les vigilances sanitaires réglementaires déjà existantes appellent un éclaircissement du contenu et des contours.

Un constat : l’ignorance de l’« identitovigilance »

Relevons un constat : l’« identitovigilance » ne semble toujours pas faire partie des vigilances sanitaires réglementaires alors que les erreurs d’identité des patients peuvent générer des conséquences graves voire mortelles.

Une tendance à inverser l’économie générale de la gestion des risques et à pervertir le système qualité ad hoc

 Le signalement d’un événement indésirable n’a de sens que dans le cadre d’un processus déjà sécurisé visant à minimiser l’erreur évitable. Dans ce cas, ce signalement trouve un réel intérêt :

1.  Il permet d’identifier rapidement un décalage, un dérapage, dans l’une des étapes du processus sécurisé ;

2.  Il aide au repérage des failles qui n’auraient pas été identifiées lors de cette sécurisation : des dysfonctionnements qui se sont révélés lors de la pratique. Ce n’est pas un hasard si un nouvel avion fait l’objet de nombreux essais lors d’une phase préalable à toute mise en circulation.

Mais, un système déclaratif qui voit le jour sur le chantier d’un circuit désordonné ne peut que générer des perturbations supplémentaires. Le signalement d’un EIGAS ne saurait constituer, à lui seul et à titre principal, le moyen de sécurisation. En pareilles circonstances, il ne servirait qu’à alimenter et entretenir des fonctions parasites et à s’éloigner davantage des fondamentaux requis, par la réglementation en tout premier lieu. Il générera une dispersion des moyens. Il aboutira à l’établissement de nouveaux rapports qui viendront rejoindre une pile déjà significative de documents émanant notamment de ce qui serait devenu la mode des états des lieux, des audits, des indicateurs incompréhensibles, des statistiques, etc.

Quel est donc l’intérêt, pour le patient notamment, d’un signalement lorsque le processus n’est pas encore sécurisé ? A contrario, quel est l’intérêt de ce signalement quand l’erreur est purement humaine alors que le circuit est bien sécurisé ?

L’exemple de l’un des processus les plus meurtriers (environ 18.000 morts par an) : le circuit du médicament
Si l’on ne prend que l’exemple des soins médicamenteux qui pourrait prétendre au statut du processus le plus dangereux, ce processus (le circuit du médicament) n’est toujours pas sécurisé dans certains (peut-être la quasi-majorité des) établissements de santé (publics et privés). En effet, cette sécurisation ne sera atteinte, ou plutôt approchée, que lorsque l’obligation, dictée depuis au moins 1991, sera mise en œuvre de façon effective et rigoureuse. Cette mesure est la dispensation à délivrance nominative prévue par l’articleR.4235-48 (ancien article R.5015-48) du code de la santé publique : elle prévoit notamment la préparation des traitements, de chaque patient, par les pharmacies des établissements de santé.
Une préparation des traitements, de chaque patient, par les pharmacies : un abaissement du risque d’erreur de 25%-45% à 2%-7%
Dès 2004, on pouvait lire notamment ce qui suit :
« Si le standard correct était mis en œuvre (…) [c’est-à-dire le standard exigé par la réglementation depuis au moins 1991], on estime que le taux d’erreurs relatives au médicament, erreurs de moment d’administration exclues, serait de l’ordre de 2% à 7% des doses administrées ; alors qu’en distribution globale des médicaments par les pharmacies aux services hospitaliers, c’est-à-dire le système majoritaire dans les établissements de santé français, ce taux varie entre 25% et 45% des doses administrées. » (Revue Prescrire, « Iatrogénèse. Effets indésirables médicamenteux : à la recherche de l’évitable », mars 2004, Tome 24, n°248, page : 227 »
L’indispensable contrôle infirmier : une obligation absolue constituant un double contrôle ; à ne pas négliger sous aucun motif
Lorsque le standard pharmaceutique est valablement appliqué, le risque d’erreurs subsiste. Et c’est pour cette raison que cette même réglementation a rendu également obligatoire le contrôle infirmier. Situé au bout du processus, juste avant l’administration du médicament, ce contrôle ne peut être zappé sous aucun motif. C’est la dernière barrière de sécurité comme cela est modélisé depuis longue date. La pharmacie ne peut « contrôler elle-même » les médicaments qu’elle prépare. Puisque la tâche de préparation est fastidieuse et abrutissante par la répétition du geste et par le volume conséquent des médicaments à préparer (quasiment à la chaîne).
L’irréductible facteur humain : l’illusion d’un risque zéro même en cas d’informatisation, de robotisation…
Il est temps d’expliquer à toute personne, à tout patient potentiel, que le risque zéro n’existe pas. Que dès lors qu’il met un pied dans un établissement de santé, il prend, paradoxalement mais réellement, un risque irréductible associé aux soins.
Il est, par exemple, vain et illusoire de vouloir faire croire que l’informatisation et la robotisation des processus permettraient de supprimer le risque d’erreur. Car, c’est toujours l’Homme qui programme l’ordinateur, alimente le robot et gère l’environnement de ces machines. Pis encore, cette informatisation et robotisation pourraient même aggraver la situation initiale. La robotisation, par exemple, revient à se substituer à l’industrie pharmaceutique et à s’imposer les normes de production de qualité industrielle. Une chimère dans un établissement de santé français.
Le signalement : le voile d’un système d’erreurs graves et latentes
Dans un tel contexte (un circuit du médicament ne respectant pas la réglementation déjà existante), le signalement n’a aucun intérêt pour le patient notamment. Il n’aurait pour effet que de dessiner une image sécurisante mais trompeuse. L’analyse « des causes immédiates et des causes profondes » exigée par ce décret aboutira, à coup sûr, aux mêmes conclusions ; et « les actions correctives » voulues par ce décret reviendront toujours aux mêmes sources : appliquer le standard voulu par le législateur.

De nouvelles structures régionales « d’appui à la qualité des soins et à la sécurité des patients » dotées de la personnalité morale : l’épaississement des mille-feuilles administratives aspirant des compétences internes

Le décret prévoit la mise en place, sous l’égide des agences régionales de santé (ARS), de nouvelles « structures régionales d’appui à la qualité des soins et à la sécurité des patients ».

Selon ce texte, cette structure « apporte (…) une expertise médicale, technique et scientifique aux établissements de santé (…) ».

Ce qui soulève une question : de quoi sont composés alors lesdits établissements de santé ?

Un établissement de santé ne possède-t-il pas déjà, en son sein, ladite « expertise médicale, technique et scientifique » ?

Quels seront les membres de cette nouvelle structure régionale ? Celle-ci va-t-elle aspirer et puiser, et ainsi disperser, les compétences internes aux établissements de santé ?

La Qualité ne se décrète pas. Elle est un ingrédient intrinsèque à chacun des gestes quotidiens que tout professionnel de santé est amené à effectuer dans l’intérêt du patient, notamment. Elle n’est pas une tâche supplémentaire à effectuer. Elle se confond avec le geste.

Le secret médical, la gestion des plaintes, la dimension pénale : le silence du texte

Le décret prévoit « la mention de l’information du patient et, le cas échéant, de sa famille, de ses proches ou de la personne de confiance qu’il a désignée ». Autant dire que le risque pénal est sérieux.

On ne voit pas très bien comment les « conditions qui garantissent l’anonymat du ou des patients et des professionnels concernés » pourraient résister à ce risque pénal.

Le décret n’aborde pas non plus la question relative à la gestion des plaintes éventuelles.

Conflit entre le système qualité et la dimension pénale : la question d’une charte de non-punition

Un système qualité ad hoc fait du signalement un moyen d’amélioration des pratiques en permettant le repérage des dysfonctionnements. Et, il garantit la non-punition de la personne à l’origine de l’erreur.

Suite à ce signalement des EIGAS, stigmatiser une personne qui a commis une erreur reviendrait à anéantir ce système d’alerte.

Or, le volet pénal ne semble pas prendre en considération une telle approche.

Le décret reste silencieux sur ce point. Une charte de non-punition serait-elle prévue ? Car la punition est, dans une certaine limite, contraire au but poursuivi par le système qualité. Et qu’en est-il de la distinction entre l’erreur et la faute ?

Toutefois, apprendre par l’erreur ne consiste pas à encourager la négligence, l’imprudence et l’incompétence.

Le signalement administratif parfois détourné, en pratique, à des fins de « délation » et de « règlement de compte »

Dans la pratique, il a déjà été constaté qu’un système administratif de signalement peut être utilisé à des fins étrangères au but poursuivi par le système qualité : « délation », « règlement de compte », « moyen de pressions », « chantage », etc.

Le décret n’apporte pas de garanties permettant l’éviction d’un tel détournement.

L’évaluation de l’exhaustivité des signalements des EIGAS

Le signalement de nature spontanée a déjà montré ses limites. Les causes de la sous-notification sont connues.

Comment donc s’assurer que tous les EIGAS seront signalés ? Comment éviter les notifications sélectives ?

L’absence de la première partie du manuel-qualité : des moyens d’abord

Dans un établissement de santé, tout manuel-qualité ad hoc commence par une première partie intitulée : « Engagement qualité de la direction ».

Dans ce document, la direction s’engage notamment à mettre à disposition les moyens nécessaires à l’accomplissement des fonctions et des tâches. Ces moyens répondent à des besoins réels qui ne doivent pas se confondre avec certains désirs.

Ces moyens visent d’abord à sécuriser les processus.

Ce même raisonnement appelle à s’appliquer à toutes les directions, y compris celles des agences régionales de santé (ARS), et pas seulement aux directions internes aux établissements de santé. D’autant plus que l’hôpital public est entré dans l’ère des groupements hospitaliers de territoire (GHT).

Un financement orienté vers un objectif subsidiaire

Le décret prévoit des modalités de « financement » desdites nouvelles « structures régionales d’appui à la qualité des soins et à la sécurité des patients ».

Or, cet argent aurait pu venir irriguer, en priorité, les actions principales ciblant la sécurisation des processus et les conditions de travail dans les établissements de santé.

À notre avis, l’urgence est à la « promotion » de la sécurisation des circuits avant celle de la « déclaration ». C’est le moyen optimal qui permet d’atteindre le but voulu par le législateur : « améliorer la qualité des soins et la sécurité des patients et de prévenir la survenue des événements indésirables associés à des soins, tout au long du parcours de la prise en charge du patient ».